AUTO HEBDO, 03.03.1993

Alain Prost: "J'ai les crocs!"

AVEC ENVIRON 10 000 KM D'ESSAIS PRIVÉS PARCOURUS, CET HIVER 92/93 RESTERA L'UN DES PLUS STUDIEUX DE SA CARRIÈRE. DES PLUS MOTIVANTS. MAIS AUSSI L'UN DES PLUS PERTURBÉS ET PERTURBATEURS. LE FEU VERT DE KYALAMI EST DONC UN OBJECTIF ATTENDU AVEC GRANDE IMPATIENCE. PLACE AU SPORT! À CONDITION QUE LA FISA LE VEUILLE BIEN...

Il l'a toujours soutenu mais certains l'ont mal interprété. Ce que Prost aime dans la F1, c'est la F1. Technique, pilotage et partage de sa passion avec ceux qui y sont sensibles. La politique politicienne et le besoin de convaincre ceux qui n'ont pas envie de l'être ne le branchent pas. D'où quelques phrases amères lâchées ça et là. Et les procès d'intention qu'on lui prête. Cela posé, nous avons voulu cette rencontre très "boulons-rondelles". Les salades n'ont que trop duré, sans pour autant être terminées si l'on en croit le pouvoir sportif. Accèdera-t-il au souhait de Senna? Nous ne serions plus à un tour près... Restons-en aux valeurs essentielles de la F1. Coincé entre une séance d'essais sur le circuit d'Estoril et une autre sur celui de Silverstone, Prost coule un week-end familial dans son chalet de Miribel. Plutôt sonné par une cure d'antibiotiques. "Je suis naze. Quinze jours d'une crève incroyable. Bronchite, trachéite, sinusite, fièvre... Pas un coup de froid, un virus".

Conclusion pénible d'un hiver rigoureux en travail!
Environ 10 000 km couverts depuis que j'ai repris le manche en septembre. Un hiver studieux comme j'en ai connu certaines inter-saisons chez McLaren ou Ferrari. Peut-être pire car les séances Williams sont longues. Quatre-cinq jours, rarement moins.

Lors de tes premiers contacts avec la Williams de 92, tu avais estimé ton potentiel à 60%. Où en es-tu aujourd'hui?
J'avais l'intention d'en avoir le coeur net aux derniers tests d'Estoril en attaquant un peu entre deux essais d'endurance. Malheureusement, nous n'avons pas pu aller au bout de nos programmes, je n'ai donc pas pu véritablement m'étalonner en performances pures. D'un autre côté, la voiture ne me semblait pas très convaincante. Je suis donc un peu dans l'inconnu, incapable de dire si je suis vraiment revenu à 100% ou pas. Au début, je pensais y parvenir au bout d'un gros mois de roulage... Apparemment ma progression a subi un bon coup d'arrêt lors de mon accident à Estoril. Un choc très violent, dont je me ressens parfois au niveau des articulations cervicales. Pas de fortes douleurs, une gêne, surtout lorsque je suis sanglé dans le cockpit. J'ai du mal à me donner à 100% sur cette piste bosselée et à certains virages très costauds côté force centrifuge. La forme sera totale à Kyalami!

Cet accident fut officiellement expliqué par une "rupture mécanique". Fut-il totalement élucidé? Le système d'accélérateur électronique?
Élucidé en partie oui. La pédale de freins est allée au fond. Mais j'ai d'abord eu l'impression que la voiture n'a pas ralenti au lever du pied et ma première réflexion fut effectivement de penser à l'accélérateur. Il y a doute.

Que ce soit FW14 ou 15, qu'est-ce que fut le plus dur à assimiler parmi ses gadgets électroniques? Y en a-t-il que tu n'as pas totalement maîtrisés?
On ne maîtrise jamais complètement une F1. Ce serait trop facile. Au niveau moteur, je suis pleinement heureux dans la mesure où le RS5 a beaucoup et bien évolué depuis l'entrée de l'inter-saison. Notamment dans son utilisation, sa progressivité. Je suis content parce qu'on a réussi à obtenir ce que j'aime. Ce qui me perturbe un peu c'est le châssis, très pointu à régler. Avec des écarts de comportement et de performances d'un réglage à l'autre, parfois d'un jour à l'autre. Pas très fidèle.

Un problème de technique ou de compréhension?
Au-delà de ce qui reste à faire en usine, on doit encore comprendre son fonctionnement. Du moins certaines protées de son utilisation. Pour le reste, disons son exploitation selon des paramètres donnés, je pense en avoir fait correctement le tour. Ça n'a pas été évident. Il m'a fallu quelques tours et pas mal de tâtonnements!

Si compliqué que ça?
Il m'a d'abord fallu oublier ce que j'ai fait pendant presque vingt ans et assimiler chaque changement de comportement entraîné par une mise au point faite autour de paramètres différents. Dès lors que l'on veut tel comportement dans telle partie du circuit, ou tel autre dans telle autre partie du circuit, il faut être en mesure non seulement de gérer au mieux ce que l'on peut gérer du cockpit mais choisir les bons paramètres de base, ceux que l'on programme avant avec les ingénieurs... D'un côté, il faut savoir avec précision ce que l'on veut obtenir, d'un autre il faut l'expliquer avec la même précision aux ingénieurs. Au départ, ça paraît inquiétant mais l'intérêt du travail et la passion prennent vite le dessus. Personnellement, je me suis régalé d'explorer ces possibilités.

Et le pilotage là-dedans? La FISA semble s'y intéresser de près. Assistance, robotisation, égalisation des talents...?
Avec une seule voiture de cette génération sur une grille de départ, il est clair que ses concepteurs, et ses pilotes, n'ont guère de soucis à se faire. Le jour où il y en aura dix, ce qui arrive avec les McLaren, Benetton, Ferrari et bientôt avec Ligier et Jordan, le pilote sera obligé de faire la différence. Le challenge sera double car il devra être en mesure de développer ces systèmes et d'en tirer le meilleur parti, techniquement. Un "jeu" autrement plus ardu qu'avant. Ces étapes franchies, ce n'est pas parce qu'une F1 dispose d'une suspension assistée qu'en manchot pourra la piloter! Ne tombons pas dans cette caricature. Au contraire, le pilote doit faire face à de nouvelles responsabilités. En particulier celle de guider ses ingénieurs dans la bonne ou la mauvaise voie et de mémoriser de nouvelles notions indispensables. Accessoirement, j'ajouterais que la Williams n'est pas aussi facile que ça à conduire à la limite.

As-tu réussi, en avançant dans ton apprentissage, à cerner l'écart de performances qui a séparé Patrese de Mansell en 92?
Oui, totalement. Un pilote peut ressentir beaucoup plus de sensations qu'un autre avec ce type de voiture. Si cette différence de "perception technique" donc de confiance, peut se chiffrer à 2, 3 ou 4/10e au tour sur une machine traditionnelle, elle peut se traduire par 1 à 2 secondes, selon le type de circuit, avec ce type de voiture. Le feeling ne pardonne pas. Bien sûr, sans parler de cette confiance, le style de conduite d'un pilote par rapport à un autre peut également jouer alors que l'adaptation à une voiture classique se fait plus simplement, plus naturellement. Je pense que Riccardo percevait moins bien les limites auxquelles il était habitué. Ça le chagrinait. Un autre pilote peut raisonner à l'inverse et se dire qu'en attaquant sans se poser de questions, il gagnera cette seconde au tour. Son pilotage cadre alors parfaitement avec ce que réclame la voiture.

Cette FW15 sera-t-elle l'arme suprême de 93?
Sur l'ensemble de la saison, oui. Disons néanmoins les choses telles qu'elles ont été cet hiver: on a connu quelques petits problèmes de fiabilité, notamment au niveau de la boîte. Côté performances, on est bien.

Titre donc assuré!
Ah non! Je ne confonds pas la performance pure, en essais privés, et la performance générale en course. Pour celle-là, je préfère attendre les deux ou trois premiers Grands Prix pour répondre. Il n'y a que la confrontation pour être fixé.

Comment douter de ton statut de favori?
Nous douterons tant que nous n'aurons pas affronté les deux ou trois autres équipes de pointe. Je dis nous car personne ne se baigne d'optimisme chez Williams. Sereins, oui, mais réalistes, sur nos gardes. Plus que McLaren et Ferrari, dont il faut toujours se méfier, nous craignons les Benetton, que nous n'avons pas beaucoup vues cet hiver et qui disposent de toute la technologie moderne. Suspension active, boîte auto, ABS, antipatinage, etc. Va-t-elle apparaître d'un bloc, selon un calendrier étalé? Sera-t-elle fiable et performante d'entrée? On s'interroge. Une chose est sûr: les Benetton sont confortables à piloter, efficaces sur les bosses et généralement douces envers leurs pneus. Si l'on en croit ce que l'on a vu jusque-là, deux à trois changements de roues par course seront nécessaires. Celle qui permettre d'en éviter un offrira un énorme avantage. Les gens veulent des pronostics? On les refuse!.

Le fait de partir avec un matériel théoriquement "top" met-il de la pression chez Williams et sur toi?
Non, justement parce que nous refusons de tomber dans le panneau d'un championnat déjà joué. On a une bonne auto, un bon moteur, une bonne équipe. Pour le reste on verra. Chez Ferrari, début 91, nous étions également super-favoris et nous n'avons pas décroché une victoire! Soyons donc prudents, les revirements de situation d'une saison à l'autre existent, même si l'actuelle parle en notre faveur, compte tenu de la saison écoulée et du travail effectué cet hiver. Cela étant, au fond de moi-même, j'y crois... Et je suis pressé de la prouver.

Comment l'as-tu imaginée cette saison? Domination d'entrée puis resserrement des forces?
S'il y a une tendance, c'est plutôt celle, effectivement, d'un début de saison favorable aux Williams puis à une compétitivité supérieure de nos adversaires pour la suite.

Le nouveau dada de la FISA est de vouloir supprimer l'électronique. Un pilote techniquement sensible peut-il s'affranchir de cette assistance? Faire aussi bien qu'un ABS ou un anti-patinage?
Un bon pilote peut se priver de tout. J'ai connu des monoplaces "nues", 100% mécaniques, et j'ai fait avec, sans problèmes. Mais le problème n'est pas là, il ne concerne pas à proprement parler le pilote. À part l'antipatinage, qui permet au pilote de ne plus faire l'effort de doser ses accélérations dans des circonstances parfois scabreuses, ce qui rabote le talent de chacun, je soutiens que les autres systèmes ne l'aident pas. Au contraire, ils compliquent son travail car il a le choix parmi une gamme de solutions beaucoup plus larges. Il a donc plus de chances de se planter. En outre, ces sophistications augmentent notablement les performances. Il faut suivre... En fait, il faut trouver le juste équilibre. Pour cela, les gens qui nous gouvernent doivent savoir ce qu'ils veulent, ce qu'ils visent. Question que je posais dans l'article que l'on me reproche aujourd'hui....

Article qui ne fait guère dans la nuance!
Je ne veux pas dire qu'il fut mal interprété. Mais un peu mal traduit. Quelle que soit la teneur des propos tenus par l'interviewé, l'interviewer a toute latitude pour en faire un truc positif ou négatif. La manière d'écrire suffit. Ce que j'ai voulu dire dans ces lignes, c'est que le dialogue permanent est indispensable. Pas des discussions en aparté, un vrai dialogue, avec toutes les parties concernées autour d'une même table. Pour débattre non pas du présent mais du futur, de ce à quoi on veut arriver. Désire-t-on encore les grands constructeurs? Veut-on les écarter? Les garder uniquement pour leurs moteurs, leur nom et leur image? Veut-on instaurer une formule quasi-monotype? Veut-on réduire les coûts ou augmenter le spectacle? S'il est un système qui nivelle certainement le talent des pilotes, je l'ai toujours dit, c'est l'antipatinage. Interdisons également ce qui n'existe pas sur les F1 actuelles tel que l'ABS et les quatre roues directrices. Supprimer la boîte automatique, type F1, serait par contre complètement stupide dans la mesure où elle va équiper très rapidement la voiture de route. Quant à la suspension active, si l'on reprend mes déclarations d'il y a quelques années, on y retrouvera mon désir de les interdire. Avant tout pour des raisons de sécurité. Je ne peux donc être taxé de parti-pris "pro" ou "anti". J'essaie de raisonner en fonction de l'évolution générale de l'automobile, de la F1, des progrès effectués par les nouveaux produits, du désir des gens. J'essaie de comprendre. Ce contre quoi je m'élève - j'y reviens! - c'est la manière dont on fait les choses plus que le fond. Car c'est vrai qu'il faut parfois prendre certaines décisions. Ce que j'apprécie aujourd'hui c'est qu'on y pense en février 93 pour 94/95 mais il est arrivé que ce soit en août pour janvier suivant... Reste que quelques décisions sont encore critiquables alors que dans un premier temps, si on s'était contenté de limiter les essais d'hiver, les coûts se seraient passablement réduits! Et c'est facile à appliquer. En outre ça porterait automatiquement un coup de freins à la nouvelle technologie. Fixons 15 jours d'essais par inter-saison et tu verras qu'une suspension active demandera plusieurs années avant de naître sur un châssis! Et que dire des essais entre Grands Prix? Je serais curieux de connaître ce seul chapitre budgétaire...

Les 2 ou 3 arrêts-pneus que les GP 93 risquent de connaître vont-ils vous imposer une tactique de course spécifique?
C'est une des inconnues de la saison. D'autant que nous disposerons que de 7 trains pour toute le week-end... Non seulement, nous devrons très bien préparer la course dès le vendredi mais nous devrons faire gaffe à tous les niveaux. Il faudra garder des pneus pour les qualifs, en passer un minimum pour la mise au point et en mettre de côté pour la course... en fonction d'un nombre d'arrêts qui pourra fluctuer selon les conditions météo, l'état de la piste, le comportement de la voiture, le rythme de la course... Ce sera dur. Sur le plan purement course, peut-être faudra-t-il un dialogue radio plus important avec son stand et son directeur sportif un dialogue plus précis encore avant le départ et une tactique différente. Jusque-là, avec un seul arrêt c'était au pilote de décider en fonction des perceptions qu'il avait de sa voiture. Maintenant, il va falloir faire davantage confiance à son équipe et aux ingénieurs Goodyear. Le tout avec une importante variation d'un tracé à l'autre. On ne doit pas écarter quelques jolis bouleversements.

Si le titre mondial est au rendez-vous, quid de 94?
Je ne me pose pas la question. Disons que ce sera fonction de la manière dont je serai, ou pas, champion du monde. De l'ambiance autour de l'équipe... Je ne sais pas. J'ai un contrat de deux ans, on verra...

Une seconde saison de rattrapage, au cas où?
Non. Je compte donner le meilleur dès cette année.

Une saison 93 sans Mansell, peut-être sans Senna. Dévaluée?
Pourquoi? Il n'y a aucune raison pour qu'il soit dévalorisé. Sur le plan sportif, la chose est claire: lorsque j'ai pris ma décision de revenir, et lorsque j'ai signé avec Williams, ils faisaient partie du plateau. Je n'ai pas pris ma décision en fonction de la présence ou de l'absence d'Untel ou Untel. S'ils sont là, je les aurai pour adversaires, sinon on fera sans eux. Sur le plan médiatique, je n'y peux rien non plus. Ce sera à la presse, aux télévisions de faire prendre la mayonnaise autour des confrontations du moment. Je reconnais qu'il est plus facile de défaire que de faire.

L'entente avec Williams?
Parfaite. Sur des oeufs au début car le changement était profond. ON ne se connaissait pas, chacun restait sur ses réserves. Ils Attendaient de moi ce que j'attendais d'eux. Puis, une fois le dialogue établi, la communication fut parfaite. On parle le même langage, on est habité de la même motivation. Une équipe solide dans tous les sens du terme. Elle s'est tracée une ligne de conduite et s'y maintient. Je crois que la personnalité de Patrick Head, un homme à la fois très compétent, rigoureux, très ouvert et... humain, n'est pas étrangère à cette qualité des rapports.

Toutes ces polémiques faites autour de toi et de Williams, démoralisantes?
Pénibles, injustifiées, dommageables pour le sport. Pas démoralisantes. Motivantes. Sûr.


Propos recueillis par
PATRICK CAMUS



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