SPORT-AUTO, 01.03.1997

INTERVIEW Alain Prost
"Nous ne sommes pas plus bêtes que les Anglais"


Propos recueillis par Renaud de Laborderie

De Ligier à Prost Grand Prix, le relais est assuré. Désormais, notre quadruple Champion du monde considère la Formule 1 avec le regard particulier d'un propriétaire d'écurie. Le plus titré de tous. Avant d'attaquer sa deuxième partie de carrière, dans quelques jours en Australie, Alain Prost s est confié. Avec un certain recul enrichissant. Un vrai document.

Vous souvenez-vous de la première grande performance d'une Ligier en Formule l?
Pas du tout. Ma première perception d'une Ligier est d'une toute autre nature. C'était en novembre 1975 et j'avais vingt ans. J'étais venu sur le circuit Paul-Ricard, comme un anonyme, attiré par l'information selon laquelle la Ligier-Matra allait entrer en piste. J'étais avide de ce premier moment. J'ai donc vu les premiers tours de roues de la toute première Ligier, la JS5, une machine bleue et blanche, avec une énorme prise d'air, une vraie cheminée. Cette monoplace française, c'était pour moi une image fabuleuse. Et aussi une sensation plus forte que tout. Je rêvais les yeux grand ouverts...

Vous rêviez au moins de la conduire un jour?
Je rêvais de faire de la Fl. Le plus tôt possible. Cette Ligier me fascinait parce qu'elle matérialisait quelque chose pour moi.

Alors, vingt-deux ans plus tard, votre acquisition de Ligier est-elle un cadeau d'existence que vous vous offrez?
Il y avait peut-être prédestination. J'ai rempli ma carrière active comme je le souhaitais. Ma trajectoire de vie m'a ramené à un choc émotionnel que j'avais éprouvé à vingt ans. Mon achat de Ligier, c'est un retour de jeunesse... sur le futur. Pas un aboutissement. J'émerge enfin, soulagé, du long tunnel des négociations difficiles avec des avocats, des managers, de grands industriels, etc. C'était un parcours inévitable. Je l'ai accompli. Depuis lors, j'ai un peu changé de registre. J'ai abordé une phase plus concrète, avec un aspect technique qui me tient évidemment à cœur. Cette nouvelle période ne manquera pas d'être difficile, mais bien plus intéressante pour moi que celle que je viens de traverser.

Qu'allez-vous éprouver en voyant la première Prost Grand Prix en course à Melbourne?
J'aurai envie de la voir marcher. En priorité. C'est aussi un événement auquel je dois me préparer. Côté émotions, j'en ai ressenties beaucoup ces derniers temps. Mais ça n'est peut-être pas fini...

Etes-vous bien dans votre peau?
A côté de Jacques Calvet, devant tous les médias, je me suis comme révélé à moi-même, comme un chef d'entreprise. Les mots me sont venus naturellement. L'année dernière, à la même époque, je raisonnais encore comme un pilote. J'ai vraiment acquis une autre dimension.

Cette maturation vous est venue de l'extérieur?
J'y étais forcé. Beaucoup d'interlocuteurs m'avaient promis de m'aider. Je les attends toujours. En vérité, tous ces gens qui m'avaient promis mille trucs et qui n'ont rien tenu m'ont fait faux bond de manière assez lâche. Ils continuent à dire qu'ils sont à mes côtés, mais moi je peux vous affirmer qu'ils ont disparu de mon horizon.

Vous étiez résolu à gagner par vous-même, à titre individuel et privé?
En confidence, plus c'était compliqué, plus ça me motivait. Et si je ne devais pas arriver au bout de ce projet autrement que dans la douleur, c'est bien parce qu'il représentait quelque chose de très important, à la fois pour moi et pour tous ceux qui y travaillaient. A la réflexion, j'estime devoir quelque chose à quelques personnes, et pas nécessairement à celles qui le croient.

Où se situait votre seuil de vérité?
Dans ma propre démarche: j'ai convaincu, j'ai prouvé, j'ai payé. La période de préparation et de mise au point a été extrêmement difficile mais aujourd'hui, tout est plus clair que jamais. Mes interlocuteurs de Canal+ et de la SE1TA m'ont toujours soutenu bien que leur situation n'était pas facile en raison de certaines révélations. Sans préjuger de ce que sera le futur, j'ai déjà pu apprécier la solidité de mes partenaires.

Vous devez assumer également un changement de culture sportive en passant de Renault à Peugeot?
C'est simplement la loi du monde des affaires. Je n'ai pas pu suivre la voie Renault-Elf parce que nous avions des calendriers opérationnels différents. Mais chez Renault et Elf, on sait très bien que ce n'est pas ma faute. Ils ont géré leur participation en Formule 1 selon leur stratégie. Moi, de mon côté, je gère mon écurie comme je l'entends, en fonction de mes principes et de mes idées. Nos voies divergent, c'est un constat.

En gardez-vous un regret?
Non, pour deux raisons. D'abord, je savais depuis longtemps à quoi m'en tenir. Ensuite, je me suis totalement impliqué dans une logique d'entreprise spécifique. Je ne critique surtout pas les dirigeants de Renault et Elf. Je respecte leurs choix autant que leurs responsabilités et leurs personnes. Et ce n'est pas parce que j'ai réussi à monter le projet comme je le voulais que je céderai à la tentation de l'animosité ou de la rancœur vis-à-vis de sociétés avec lesquelles j'ai parcouru un bout de chemin.

Vous paraissez bien consensuel?
Je tiens effectivement à avoir de bonnes relations – aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur de la Formule 1 – avec le plus grand nombre. En F1, il y a trop de bagarres, de coup fourrés, souvent gratuits et méchants. Je veux me montrer très rigoureux dans ma gestion comme dans ma communication, en gardant une allure et un profil très propres.

A propos de profil, pensez-vous à celui d'un jeune Français que vous aimeriez former?
Pour le moment, Olivier Panis est notre pilote de base. Il peut encore progresser. Je vais m'employer à lui en donner les moyens et les arguments. Il est évident qu'il y a par ailleurs plusieurs jeunes Français qui me plaisent. Mon devoir est de réussir à former un jour un jeune coureur susceptible d'être intégré dans l'écurie. Avec l'ambition de parvenir avec lui jusqu'au titre mondial.

Et pour l'équipe, vers quel profil vous tournez-vous?
La Prost Grand Prix doit combler une lacune: il ne faut surtout pas oublier qu'à ce jour, aucune équipe française n'a pu triompher dans le Championnat du monde de Formule 1. J'ai été Champion du monde et certains de nos moteurs aussi, c'est tout. Il existe un vide français au palmarès international. C'est un challenge de plus pour moi, avec Peugeot.

Vous êtes donc sur la même longueur d'onde?
La manière dont on a présenté les choses était cruciale. Jacques Calvet préconisait un projet à la coloration française: c'était une garantie de solidité et de pérennité. Cette confiance réciproque va nous servir dans la recherche de nouveaux partenaires. Mais comme mon équipe n'est pas plus "nationale" que "d'Etat", j'ai le droit d'envisager d'y inclure des ingrédients étrangers.

Vous êtes très ouvert sur l'international...
Et pour cause! Depuis que je cours en Formule 1, c'était en majorité dans des écuries étrangères. J'ai toujours vu et entendu les étrangers se moquer de nos équipes, en dépit de la valeur établie de nos ingénieurs, de nos moteurs et de nos pilotes. L'ensemble n'a jamais été reconnu. C'est là le vrai challenge. Je ne vois pas pourquoi nous serions plus bêtes que les Anglais. Notre technologie n'a rien à leur envier. Ils sont mieux organisés et plus solidaires sur le terrain. Ils savent dans quelle direction aller. Ils ne pensent pas à court terme, à l'inverse de nous.

Votre opinion sur Jacques Calvet?
Un personnage très charismatique, assez difficile à cerner mais à la longue captivant. Nous avons fini par nouer des liens amicaux. J'étais objectif, il l'était tout autant. Il y a un lien très fort entre nous deux. Nous partageons la même conception d'une grande entreprise face au défi de la compétition. Quand il a présenté le projet au nom de Peugeot, il l'a toujours associé à une perspective dynamique pour la France.

Ron Dennis a découvert, après coup, qu'il vous avait offert en 1996 une année de formation chez McLaren. Qu'en dites-vous?
Lorsque j'ai signé comme consultant avec l'écurie McLaren, je ne songeais pas à acquérir une écurie. Cela dit, il est vrai qu'en une saison j'ai pu suivre un précieux apprentissage de team-manager.

Depuis votre accord avec Peugeot, quelle a été votre première satisfaction?
D'avoir vu le vendredi 14 février, lors de la conférence de presse, un concessionnaire Peugeot se lever et demander la parole. Ce concessionnaire incarnait l'entreprise profonde. Si je me sens soutenu à la base par ceux qui sont au contact de la clientèle, je n'en serai que plus fort. C'est ainsi que se véhicule la motivation dans les grands groupes industriels.

Comment trouverez-vous maintenant assez de temps pour aménager votre handicap au golf?
C'est effectivement une difficulté pour moi (Sourire). Je laisse un peu le golf de côté. Par contre, je continuerai à faire du vélo pour soigner mon équilibre physique. Et progresser. Depuis toujours, je ne songe qu'à gagner. Ce n'est pas maintenant que je vais changer.




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